Toucher au coeur – à propos des rackets sur les immigrés

Les luttes autour de la question de l’immigration, qu’il
s’agisse de celles de sans-papiers pour leur régularisation, de celles
autour du logement dans les quartiers pauvres, contre les rafles dans
les rues et les transports ou contre les centres de rétention ont vu
ces dix dernières années la participation de nombreux compagnons dans
différents pays. Elles conduisent souvent à une répétition d’impasses
ou à une impuissance en terme d’interventions possibles.

S’il n’existe pas de recette, il nous semble pourtant
indispensable de briser certains mécanismes militants qui nous ont trop
souvent amenés à lutter sur des bases activistes sans perspectives ou
bien au contraire à bouger à la remorque de groupes autoritaires, avec
ou sans papiers.
Ces quelques réflexions se veulent simplement un bilan d’expériences de
luttes et quelques pistes pour développer une projectualité subversive
qui nous soit propre, autour des migrations et
contre leur gestion.

Au-delà des illusions sur « l’immigré »

Une façon classique de tenter de comprendre le contexte d’un conflit
social afin d’y intervenir est de scruter à la loupe ses protagonistes
et de les soumettre à des analyses sociologiques plus ou moins
militantes. Outre qu’elles reviennent d’avantage à creuser ce
mystérieux «qui sont-ils ?» qu’à nous interroger sur ce que nous
voulons, ces analyses sont souvent biaisées par quelques dogmes qui
troublent toute réflexion critique.

Si les habituels racketteurs gauchistes recherchent désespérément
n’importe quel sujet politique à même de les porter à la tête d’une
contestation, beaucoup d’autres s’engagent sincèrement aux côtés des
sans-papiers. Mais parce qu’ils considèrent leur situation particulière
comme extérieure, ils sont souvent plus portés par une indignation que
par le désir de lutter avec ceux qui partagent une condition qui, si
elle n’est pas totalement similaire, reste commune : l’exploitation, le
contrôle policier dans la rue ou les transports, les conditions de
logement dans les mêmes quartiers en voie de restructuration ou en
périphérie, ou encore des illégalismes propres aux techniques de
survie. Les uns comme les autres finissent alors bien souvent par
reproduire toutes les séparations fonctionnelles à la domination. En
recréant une figure générique de l’immigré-victime-en-lutte qui aurait
ses qualités particulières, ils introduisent en effet une mystification
sociologique qui non seulement finit par empêcher toute lutte commune,
mais renforce encore l’emprise de l’Etat sur chacun d’entre nous.

Bien souvent, les activistes libertaires ou radicaux, pourtant mus
par quelque intuition de ce qui pourrait devenir un parcours commun, ne
sont pas les derniers à avaler à leur tour cette pilule au nom de leur
envie de collectif ou de l’autonomie des luttes, comme si cette
dernière était menée par un bloc homogène et non plus par des
individus, complices potentiels, au moins face à une oppression
particulière. Des méthodes de lutte (l’auto-organisation, le refus des
médiations institutionnelles, l’action directe) deviennent alors
soudain beaucoup plus relatives lorsqu’il s’agit de sans-papiers.
Reprenant quelques classiques de la diatribe militante, il y a toujours
un bon samaritain pour expliquer que fracasser la vitrine d’une
compagnie aérienne d’expulseurs dans une manif de sans-papiers les
mettrait «en danger», eux qui pourtant bravent quotidiennement la
flicaille ; que le combat contre les fascistes (comme des membres des
Loups Gris turcs), les nationalistes (comme certains réfugiés qui
arrivaient lors du déchirement de l’ex-Yougoslavie) ou les curetons (de
celui qui «accueille» les sans-papiers dans «son» église avant de les
en expulser, aux associations chrétiennes chargées des basses œuvres de
l’Etat comme la Cimade, Caritas International ou la Croix Rouge)
s’arrêterait à la porte des collectifs de sans-papiers ; qu’on peut
cracher à la gueule d’un ambassadeur français ou belge mais pas à celle
d’un ambassadeur malien lorsqu’il vient médier une lutte qui menace de
se radicaliser (idem pour tous les politiciens de gauche, généralement
non grata, mais tolérés cette fois au nom de la fausse unité demandée
par quelque leader de collectif de sans-papiers).

Si chacun sait qu’une lutte part toujours de l’existant et que les
différences initiales y sont souvent importantes (prenons simplement le
rapport aux syndicats dans la plupart des luttes liées à
l’exploitation), la question pour nous est justement celle de leur
dépassement dans une dynamique subversive, et ce n’est certainement pas
en acceptant les divers carcans autoritaires qu’on pourra le faire, la
fin étant déjà contenue dans les moyens qu’on se donne. D’autant que ce
relativisme ne conduit pas à une confrontation à l’intérieur de la
lutte, mais à une sorte de colonialisme à rebours, à réifier une fois
encore les immigrés dans une altérité supposée («ils» seraient comme
ça). La misère servant cette fois non pas de repoussoir mais d’excuse à
tous les renoncements.

L’une des figures les plus marquantes de ce réductionnisme
idéologique est ainsi celle de l’ «immigré innocent», l’éternelle
victime passive, exploitée, raflée, enfermée puis déportée. En réaction
à une propagande raciste quotidienne qui vise à faire endosser aux
immigrés le rôle d’un ennemi social coupable de tous les maux (du
chômage à l’insécurité en passant par le terrorisme), beaucoup
finissent de fait par leur nier toute capacité criminelle. On les
voudrait tous dociles, en train de mendier leur intégration en vue
d’une place un peu moins abjecte dans la communauté du capital. Ainsi,
les milliers de réfugiés sont transformés en victimes bienveillantes,
et donc intégrables : victimes de guerre, de catastrophes «naturelles»
et de la misère, de trafiquants d’êtres humains et de marchands de
sommeil. C’est pourtant oublier que ces parcours transforment aussi les
individus, créant des solidarités, des résistances et des luttes qui
permettent à certains de rompre la passivité à laquelle ils sont
assignés.
Quand il arrive ainsi que ces « innocents » se défendent bec et ongles
contre le destin qui leur est imposé ici (révoltes dans les centres
fermés, affrontements lors de rafles, grèves sauvages…), c’est alors la
stupéfaction et le silence gêné qui règne dans le camp de la gauche et
de son antiracisme démocratique. Quand cette révolte s’exprime de
manière collective, il y en aura peut-être encore pour « comprendre ces
gestes de désespoir », mais quand un prisonnier boutera tout seul le
feu à sa cellule, on parlera alors d’un « fou » et ça ne fera surtout
pas partie de la « lutte ». On veut bien des grévistes de la faim dans
une église, pas des incendiaires ou des évadés de centres fermés, on
comprend des défenestrés ou des noyés, pas des raflés qui résistent à
la police, on aide volontiers des parents d’enfants scolarisés, pas des
voleurs célibataires. Car la révolte et les individus qui se rebellent
n’entrent plus dans ce cadre sociologique de l’immigré-victime
construit par la bonne conscience militante avec l’appui des parasites
d’Etat universitaires.

Cette mystification empêche une compréhension plus précise de la
migration et des flux migratoires. Il est clair que ces migrations sont
d’abord une conséquence de la terreur économique ordinaire qu’exerce le
capital et de la terreur politique des régimes en place et leur
bourgeoisie locale, au plus grand bénéfice des pays riches. Cependant,
il serait faux de prétendre que des prolétaires pauvres se
déplaceraient vers les pays les plus riches, comme le serinent à leur
tour les chœurs tiers-mondistes pour construire leur sujet de
l’immigré-victime. Les migrants qui parviennent à franchir
clandestinement les portes de l’Europe ne sont en effet pas forcément
les plus pauvres (contraints, eux, à des migrations internes vers les
villes ou vers des pays voisins au gré des fluctuations du marché et de
ses désastres), rien que par le coût (pécuniaire et humain) d’un tel
voyage ou la sélection culturelle et sociale au sein d’une famille de
ceux/celles qui peuvent entreprendre la démarche.

Ainsi, si on cherche à comprendre tout ce qui constitue et traverse
chaque individu plutôt que de figer la différence et l’altérité afin de
justifier une position extérieure de «soutien», on peut découvrir toute
une complexité et des rapports de classe, constatant que les collectifs
de sans-papiers sont aussi composés de surdiplômés universitaires, de
politiciens ratés, d’exploiteurs locaux qui ont récolté l’argent sur le
dos des autres… et migrent vers cette partie du monde pour prendre la
place dont ils peuvent bénéficier dans le capitalisme démocratique.
Beaucoup de groupes de sans-papiers sont ainsi dominés par ceux qui
détenaient déjà du pouvoir (social, politique, symbolique) ou y
aspiraient. Cette différence de classe est rarement prise en compte par
les compagnons qui s’engagent dans une lutte avec des sans-papiers, la
langue constituant une barrière aussi infranchissable qu’elle est
invisible, propulsant automatiquement les immigrés issus des classes
les plus aisées dans leurs pays d’origine dans le rôle de
porte-parole/interprète. Aiguiser ces contradictions de classe, à
l’intérieur des regroupements de sans-papiers comme partout, est non
seulement une contribution que peuvent apporter des compagnons, mais
aussi l’une des conditions indispensable pour développer une solidarité
réelle.

Pour comprendre ces dynamiques de lutte, il est également nécessaire
de jeter à la poubelle quelques confortables illusions. Seul un
déterminisme acharné pourrait en effet prétendre qu’une certaine
condition sociale implique nécessairement la révolte contre celle-ci.
Ce type de raisonnement offrait certes la certitude d’une révolution,
certitude qui a longtemps tenu au cœur de beaucoup, tout en écartant
comme aventuriste la perspective de rébellions individuelles se
généralisant vers l’insurrection. La critique d’un déterminisme qui a
montré sa faillite dans le vieux mouvement ouvrier vaut cependant aussi
pour les prolétaires qui migrent de ce côté là du monde. Pour beaucoup
d’entre eux, l’Occident est perçu comme un oasis où on peut bien vivre,
tant qu’on est prêt à fournir de gros efforts. Subir des conditions
d’exploitation qui ressemblent à celles qu’on a fuies, avec des patrons
qui savent aussi parfois user de la fibre paternaliste de
l’appartenance à une même communauté supposée, être traqué, n’avoir pas
ou peu de perspectives de monter dans l’échelle sociale et vivre un
racisme latent qui tente de canaliser le mécontentement des autres
exploités, est une confrontation avec la réalité qui n’en est que plus
rude. Face à la résignation qui peut naître de cette confrontation
douloureuse, ou face à l’enfermement dans des communautés autoritaires
basées par exemple sur la religion ou le nationalisme, la perspective
reste alors de se lier non pas avec tous les sans-papiers de façon
générique, mais avec celles et ceux qui, refusant de se conformer à
leur destin d’exploité, ouvrent aussi le chemin vers l’identification
de l’ennemi. Afin qu’au jeu de dupes entre l’universalisme capitaliste
et les particularismes s’oppose une guerre sociale où on pourrait se
reconnaître entre soi, au-delà de la question des papiers et des
différents degrés d’exploitation, dans une lutte continue vers une
société sans maîtres ni esclaves. Comme dans n’importe quelle autre
lutte, en somme, si celle-ci n’était pas plus souvent qu’à son tour
biaisée par le poids de l’affectif culpabilisant, par l’urgence
d’éviter une expulsion et ses conséquences possibles et, surtout, par
un rapport qui se construit souvent sur la base de l’extériorité et non
pas de la révolte partagée.

L’impasse des luttes pour la régularisation

On se souvient que le tournant du nouveau siècle a été marqué par
des vagues de régularisations «massives» provisoires dans plusieurs
pays européens (1). Si l’Etat suit toujours ses propres logiques, les
sans papiers ont pu, par leur lutte, se frayer un passage et influencer
les critères de régularisation ou accélérer leur rythme. On avait
assisté au même phénomène pour des «grandes lois sociales», certaines
ayant été acquises au prix du sang, d’autres pour acheter la paix
sociale ou tout bonnement octroyées en fonction des besoins du capital,
pour fixer la main d’œuvre et augmenter la consommation intérieure. Le
débat avait alors aussi fait rage au sein de la classe ouvrière entre
des revendications qui accompagnaient ou devançaient le mouvement du
capital d’un côté, et les tentatives insurrectionnelles d’un autre.
Nombre de révolutionnaires n’acceptaient alors ces revendications que
dans un but d’agitation permanente tout en posant que la question
sociale ne pourrait pas être résolue dans le cadre capitaliste.
Avant ces vagues de régularisation, les Etats étaient en fait partagés
entre deux logiques contradictoires : d’une part l’afflux plus
important d’immigrés en situation irrégulière répondait à un besoin
réel de main d’œuvre flexible (bâtiment, restauration, nettoyage,
agriculture, hôtellerie, domesticité) dans des économies à la
population vieillissante, d’autre part cette population en partie
méconnue (dans les pays d’immigration récente comme l’Espagne et
l’Italie), mais surtout par nature beaucoup moins gérable, entravait la
volonté drastique de gestion de l’ordre public. Si ce point a été
rapidement traité, notamment par une collaboration plus étroite entre
les diverses autorités (aussi bien à travers des échanges de bons
services entre imams et préfets que par une répartition des tâches
entre les différentes mafias immigrées et autochtones, malgré quelques
premiers jeux sanglants liés à une concurrence inévitable), la question
des besoins de main d’œuvre a été résolue par une corrélation plus
étroite entre flux migratoires et marché du travail. Une des tendances
lourdes au niveau européen semble en effet viser à une gestion au plus
près, alignée en temps réel sur les besoins de l’exploitation. Cette
forme qui lie strictement carte de séjour et contrat de travail pour
les nouveaux arrivés vient s’ajouter à la forme classique de travail
des migrants, le travail au noir, et viserait à terme à s’y substituer,
dans le cadre d’une réorganisation des précarités salariées qui s’étend
à tout le monde.

L’Etat a ainsi quasi tari la reconnaissance de l’asile politique,
durci le regroupement familial ou l’acquisition de la citoyenneté par
le mariage, supprimé les cartes de long séjour (celle de 10 ans en
France), tandis qu’il étendait d’un autre côté sa main de fer sur les
fichés volontaires déboutés des régularisations et s’orientait vers ce
qu’un Président a défini comme une «immigration choisie». On en revient
donc au temps où les sergents-recruteurs des patrons chargeaient
directement par camions entiers des immigrés dans les villages en
fonction de leurs besoins. La formule moderne veut simplement une
rationalisation de ce recrutement aux frontières en cogestion entre les
Etats et les employeurs (2), la main d’œuvre n’étant en rien destinée à
rester et à s’installer. En même temps, les différents Etats
construisent donc des camps aux frontières extérieures de l’Europe,
pour ceux qui n’auront pas eu la bonne grâce d’être sélectionnés par
les nouveaux négriers.

Car il y a tous les autres. Tous ceux qui se sont vu refuser le
précieux sésame et ceux qui continuent d’arriver. Là se situe tout
l’enjeu du changement d’échelle dans la rationalisation policière du
système d’expulsion qui, pour ceux qui auront franchi le sas des zones
d’attentes et le racket des passeurs et autres mafias, part des rafles,
continue avec la multiplication des camps, et se termine par des
déportations qui se veulent plus massives, quotas nationaux ou charters
européens à la clé. Personne ne se fait pourtant d’illusions : tant que
les causes économiques persisteront, et malgré tous les dispositifs du
monde (comme on le voit à la frontière entre le Mexique et les
Etats-Unis où un mur de 1200 km est en construction) qui ne font que
renchérir le passage et augmenter le nombre de morts, le nombre
d’immigrés sans-papiers continuera d’augmenter. Ce ne serait qu’au prix
d’une multiplication des déportations que l’Etat pourrait réellement
appliquer ses lois en matière d’éloignement forcé du territoire. Mais
là n’est pas la question, car ces dispositifs ont pour principal
objectif non pas d’expulser tous les sans-papiers, mais de terroriser
l’ensemble de la main d’œuvre immigrée (celle qui est régularisée et
celle qui est sélectionnée pour des durées de séjour toujours plus
courtes), afin de la maintenir dans des conditions d’exploitation
proches de celles qu’elle a fuies (des délocalisations internes en
quelque sorte) tout en faisant pression à la baisse sur l’ensemble des
conditions d’exploitation. Le prétexte raciste servant quant à lui
également à déployer un arsenal de contrôle social qui touche tout le
monde.
N’oublions pas non plus que quelque chose est en train de changer dans
la nature même des migrations. Le capitalisme industriel déplaçait des
forces de travail comme des pions sur un jeu. La logique était simple :
ici on a trop de force de travail et là ils en ont besoin. S’il n’y
avait pas trop de besoins, d’autres aspects de cette politique de
gestion de population entraient en ligne de compte. Mais cette forme
spécifique de migration s’est transformée avec les restructurations du
système économique et les conséquences de la croissance industrielle.
Ainsi, on commence à se rendre compte qu’il n’y a souvent plus de point
de départ ni de destination. Les premiers sont dévastés par la famine,
les guerres, les désastres tandis que les secondes changent
continuellement. Les migrations deviennent alors plus un parcours
interminable entre différents étapes ; et ne se limitent pas au passage
d’un point A à un point B. Ces nouvelles formes de migration ne sont
pas seulement déterminées par les besoins d’un capital toujours plus
flexible et adaptable.Des millions de gens, déracinés par la
dévastation des endroits où ils sont nés, errent sur cette planète,
corvéables à merci. Et les dipositifs de gestion sont bien visibles :
les camps humanitaires de réfugiés, les camps aux frontières, les
bidonvilles et les favelas. Face à cette nouvelle donne, les luttes
autour des régularisations semblent poser peu de questions…

L’exemple belge nous fournit une bonne illustration des impasses
actuelles de la lutte pour des régularisations. Lorsque la tension
montait en 1998 autour des centres fermés, l’Etat s’est fait à la fois
lion et renard. En lion, il a déchaîné sa répression contre les
secteurs les plus rebelles du mouvement (assassinat de Semira Adamu (3)
qui se battait férocement à l’intérieur des centres, perquisitions et
arrestations de camarades actifs dans cette lutte). En renard, il s’est
engagé à négocier des régularisations avec l’autre partie du mouvement.
Il est évident que réclamer des régularisations, à part que ça revient
à réclamer l’intégration, requiert une certaine crédibilité, celle d’un
interlocuteur reconnu. En peu de temps, c’est ainsi que ce mouvement a
été torpillé. Les régularisations, qui étaient au départ une réponse de
l’Etat à une tension et une agitation qui contestaient l’ensemble de sa
politique en matière d’immigration (avec des slogans pour la fermeture
de tous les camps ou la libre circulation), sont vite devenues le but à
atteindre pour la plupart des groupes d’immigrés. Au lieu d’obliger
l’Etat à concéder des régularisations par la lutte, les collectifs se
sont engouffrés dans la brèche et ont entamé un dialogue suivi de
négociations, attirant une armada de négociateurs professionnels et de
charlatans juridiques censés résoudre les problèmes. Avec la répression
d’un côté et le début d’un dialogue bureaucratique de l’autre, la
dynamique était brisée, et ni les automutilations successives (comme
les grèves de la faim hors des camps) ou les plus basses humiliations
ne seront par la suite suffisantes pour arracher ce qui avait été à
l’époque dans une certaine mesure une réponse de l’Etat à l’agitation,
réponse suivie d’une rationalisation des centres fermés et d’une
adaptation plus forte de l’octroi des permis de séjour aux besoins de
l’économie (l’Etat leur a même attribué des couleurs différentes).

La situation actuelle, avec le cycle occupations/grèves de la
faim/expulsions, nous a empêtrés ces dernières années dans des
expériences de luttes qui offrent peu de possibilités de dépassement
dans une perspective que nous pouvons partager : des expériences
d’auto-organisation qui ne tolèrent ni politiciens ni leaders syndicaux
ou religieux, d’actions directes qui permettent de créer un rapport de
force réel et d’identifier l’ennemi de classe sous tous ses aspects. Ce
constat nous met face au besoin et au désir de développer une
projectualité subversive qui part sur nos bases plutôt que de
rechercher le dépassement, qui semble toujours plus lointain, de luttes
basées sur la revendication de régularisations. Cette projectualité
pourrait trouver ses premiers points d’ancrage dans la révolte de fait
partagée entre ceux qui luttent pour la destruction des centres et ceux
qui, comme les rebelles de Vincennes et Steenokkerzeel, ont mis en acte
la critique de l’enfermement et ont bouté le feu à leur prison.

Contre la machine à expulser

Face à ces difficultés surgit alors un débat qui court jusqu’à
aujourd’hui, celui de la solidarité. Nombre de camarades défendent en
effet la nécessité de notre présence à tout prix au sein des groupes
d’immigrés, jusqu’à ce que couleuvre après couleuvre, ils finissent
souvent par se retirer dégoûtés de toute lutte de ce type. Les
justifications sont variées et sont souvent plus marquées par le
confort des recettes sans imagination ou par l’activisme mouvementiste
que par un réel désir de subversion. Là encore, si le caractère
collectif d’une action n’est pas pour nous un critère, nous comprenons
le besoin que peuvent ressentir certains compagnons de « rompre
l’isolement ». Cependant, nous doutons que ceci passe par le fait de se
retrouver dans des réunions interminables à une trentaine enfermés dans
un squat ou un foyer avec des sans-papiers et des gauchistes. Nous
serions plutôt enclins à développer un projet propre et nous retrouver
alors sur nos bases.

Tant que la solidarité ne peut être comprise que comme rapport de
soutien avec certaines catégories sociales, elle restera une illusion.
Même si elle se dote de méthodes plus radicales, elle restera à la
remorque d’un conflit dont ni les bases, ni les méthodes, ni les
perspectives ne nous conviennent. La seule justification consiste alors
à prétendre qu’en participant à ces conflits, on pourrait « radicaliser
» les gens parce que leur condition sociale les amènerait à partager
nos idées. Tant que ce concept de « radicalisation » sera interprété
comme un travail de missionnaires qui essayent de faire avaler leurs
idées aux autres, elle restera dans l’impasse qu’on voit partout gagner
du terrain. La « radicalisation » peut cependant à l’inverse être
comprise comme une ouverture envers d’autres, autour de notre propre
dynamique, et donc en gardant l’autonomie de notre projectualité. Mais
ceci exige que pour être « ensemble » dans une lutte et avancer tant au
niveau des perspectives qu’au niveau des méthodes, il y ait déjà une
affinité de base, une première rupture, un premier désir qui va au-delà
des revendications habituelles. C’est ainsi que notre exigence de
réciprocité peut prendre sens. Plutôt que de continuer un lien qui n’a
d’autre raison d’être que de maintenir la fiction d’un sujet politique
qui aurait, au nom de son statut de principale victime, le monopole de
la raison et de donc de la lutte, il nous reste bien d’autres pistes à
explorer.

Pour être plus clairs, on pourrait dire que la solidarité nécessite
une reconnaissance réciproque dans les actes et/ou dans les idées. Il
est en effet difficile d’être solidaire avec un sans-papier « en lutte
» qui revendique sa régularisation et celle de sa famille sans être
aucunement intéressé par une perspective de destruction des centres de
rétention. Peut-être pourrait-on encore se retrouver de fait,
mais ça serait alors sur une seule base pratique : nous n’avons pas
besoin d’analyser les motifs et les perspectives qui poussent quelqu’un
à se révolter pour nous reconnaître au moins en partie dans des gestes
d’attaque qui s’en prennent directement aux responsables de cette
misère. Il en va de même pour la plupart des luttes intermédiaires :
l’intérêt de participer à un conflit dans une usine qui part sur des
revendications salariales et ne déborde pas l’encadrement syndical ni
ne développe le moindre germe d’action directe est très limité. Limité
parce qu’il n’y a simplement pas de base sur laquelle se retrouver.
Quand par contre ces mêmes ouvriers passent au sabotage (même s’ils le
considèrent simplement comme un outil pour faire pression sur le
patronat) ou mettent à la porte leurs délégués (même si c’est
simplement parce qu’ils se sentent trahis), de nouvelles possibilités
communes s’ouvrent…

Donc, au lieu d’en rester à des slogans de plus en plus vagues de «
solidarité avec les immigrés / en lutte » (mais quelle lutte ?), nous
pourrions développer une projectualité contre les centres de rétention
avec les méthodes et les idées qui nous sont propres et qui est
subversive dans le sens où elle remet en question les fondements de ce
monde (l’exploitation et la domination). Cette projectualité serait
alors autonome, et elle serait renforcée par et renforcerait à leur
tour tous les gestes de révolte qui se démarquent vivement de la
résignation généralisé. Encore une fois, s’il n’existe pas de recettes,
il importe aujourd’hui de sortir des impasses d’un activisme plus ou
moins humaniste qui voudrait mettre en sourdine toute autonomie
radicale au profit d’une agitation qui ne ferait que suivre les
échéances du pouvoir ou les logiques des seuls acteurs supposés
légitimes des luttes, alors que c’est la liberté de tous qui est par
exemple en jeu avec les rafles. Tout comme il importe aussi de proposer
des perspectives qui, au-delà des objectifs partiels développés dans
ces luttes intermédiaires, soient capables d’élargir la question en
proposant un horizon qui remette enfin en question l’ensemble de ce
monde et de ses horreurs, c’est-à-dire capables de poser à chaque fois
la question de la domination et de l’exploitation. Les attaques
diffuses seraient au cœur de cette projectualité, offrant non seulement
l’avantage de dépasser l’impuissance ressentie face aux murs et aux
barbelés des camps ou face à un dispositif policier qui sait s’adapter
en matière de rafles et compter sur la passivité et la peur des
passants, mais aussi et surtout l’intérêt de pouvoir à la fois
développer notre propre temporalité, rendre vulnérables aux yeux de
tous les dispositifs de la machine à expulser qui se trouvent à tous
les coins de rue, et offrir des possibilités d’action réelles à tout un
chacun, quel que soit le nombre.

Des internationalistes enthousiastes

Notes

1) Espagne : 405 000 en 2002, 578 000 sur 691 000 en 2005. Italie :
227 000 sur 250 000 en 1998 puis 634 000 sur 705 500 en 2002. Environ
500 000 en 2006 en Angleterre. France : 81 000 sur 143 000 en 1998 puis
23 000 en 2004 et 6 000 sur 21 000 en 2006.

(2) Les quotas nationaux liant strictement immigration et travail
existent en Italie depuis 1998 et en Espagne depuis 2002, sachant que
ces deux pays, grands demandeurs de main d’œuvre, ont aussi procédé à
deux larges régularisations collectives ces dernières années. A titre
d’exemple, l’Italie a fixé par décret la venue de 252 000 travailleurs
étrangers pour 2007 : 4500 Albanais, Tunisiens, Marocains, 8000
Egyptiens, 6500 Moldaves, 3500 Sri Lankais, 5000 Philippins, 3000
Bangladais, 1500 Nigérians, 1000 Ghanéens, Algériens, Sénégalais, 500
sud-américains d’origine italienne plus 80 000 ressortissants de pays
ayant des accords sur l’immigration et la coopération (pays de
l’ex-Yougoslavie, Inde, Pakistan, Ukraine,…) ou tout immigré ayant eu
un contrat de travail lors des trois années précédentes. Quant à
l’Espagne, elle a fixé pour 2008 la venue de 40 000 travailleurs
étrangers pour des contrats de 4 à 9 mois : 16 200 Marocains, 12 000
Roumains, 4000 Bulgares, 3500 Polonais, 3000 Ukrainiens,
750 Sénégalais, 270 Philippins. Arguant de pénuries ponctuelles,
d’autres pays européens ont déjà utilisé de tels dispositifs, comme
l’Angleterre et l’Allemagne (20 000 «cartes vertes» de 5 ans maximum en
2001 pour des spécialistes des technologies de l’information). Les
autres pays comme la France procèdent à des autorisations de travail
basées en flux tendu sur la demande des entreprises, comme l’a encore
confirmé la dernière réforme du Ceseda (code de l’entrée, séjour des
étrangers et demandeurs d’asile) de 2007 et ses circulaires. Cela
n’empêche bien sûr pas en plus l’introduction de quotas selon les
accords bilatéraux, comme 1000 titres de séjour dans 108 métiers pour
des Sénégalais en 2008. Voir aussi le cas des bureaux de travail belges
au Congo ou des agences d’intérim espagnoles en Amérique du Sud.

(3) Depuis des mois, des compagnons développaient depuis l’extérieur
une solidarité avec Sémira qui n’a jamais cessé de se battre et
d’encourager les autres à le faire. A la quatrième tentative de
déportation, les policiers qui l’escortaient l’ont assassinée avec un
coussin. (voir ci-après Beau comme des centres de rétention qui
flambent)

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